samedi, mai 19, 2007

163 - MADAME COQUELICOT

Ce texte n'est évidemment pas de moi, et pourtant j'aurais aimé. Je l'ai relevé ce matin dans La Presse. Une page consacrée aux écrits (quels qu'en soient les thémes) des lecteurs. J'ai trouvé tant de poésie dans ce texte, cette courte histoire, ce synopsis de vie, que j'en ai été touché. Cela me rappelle, quant à la fin, cette chanson de Cabrel qui parle d'un arbre que l'on coupe. A vous de juger. L'auteur s'appelle Pascal HENRARD et il a bien du talent ce jeune homme.


"Depuis le temps que la petite dame ratatinée comme une vieille pomme s'occupait en silence de son lopin de terre. Un demi siècle ? Peut-être plus ? Peut-être moins ? La ville a oublié. Elle faisait partie du décor. Comme les arbres et les pancartes d'interdiction de stationner. Comme les autos et les crottes de chien. Comme les trous dans les rues et les vélos sur les trottoirs.
Sous le regard d'une muraille de triplex, pliée en quatre, protégée par un foulard bleu, penchée vers la terre, le nez dans les fleurs et les fesses vers le ciel, la petite dame ne manquait pas un seul jour de soleil pour aider la nature à trouver sa place entre le béton et la pierre. Il n'y avait pas un pouce carré de sa cour qui ne puisse produire grâce à son travail acharné une rose, une tulipe, une hémérocalle, un iris ou un lys.
Loin de son Ukraine natale et des mines de charbon du Pays Noir où son mari s'est encrassé les poumons et la vie, la petite dame ponctuait la ville de rouges vifs, de bleus vibrants, de jaunes éclatants, d'oranges lumineux. Sans rien demander à personne. Pour le plaisir du beau. Pour le bonheur des couleurs. Pour la magie des senteurs. Et les jours de pluie, c'est derrière ses fenêtres drapées de dentelles qu'elle attendait impatiente le retour du soleil pour pouvoir tremper les mains dans la terre, arracher une mauvaise herbe récalcitrante, tailler un prunier rachitique ou sortir ses plantes en pots, ses palmiers d'intérieur, ses ficus, ses cyclamens et ses amaryllis.
Méticuleusement, sans jamais se plaindre, la petite dame passait entre les tiges souples des fleurs en pleine croissance pour enlever un vieux sachet de chips emporté par le vent, un sac d'épicerie en plastique, une canette jetée par un insolent.
Elle était toujours là, fidèle gardienne d'un paradis pour les oiseaux. Et si un gros matou ou un petit écureuil avait le malheur de passer par là, elle l'envoyait en enfer à grands coups de balais et d'injures ukrainiennes. On ne plaisante pas avec la protection de la nature. Surtout en pleine ville.
La petite dame avait aussi un nom qui chante, comme les oiseaux au retour du printemps. Madame Kotkokov. Madame Kokikow. Madame Klotitoff. Personne ne savait exactement comment elle s'appelait. Même le facteur s'y trompait. Alors les voisins l'appelait Madame Coquelicot. Comme une fleur sauvage qui pousse dans les champs.
Elle est morte avec l'arrivée du printemps. Elle est partie retrouver la terre qu'elle aimait tant. Son petit jardin envahi par les mauvaises herbes a viré au brun.
En montrant le petit jardin, le vendeur d'immeuble a dit qu'il y avait la place pour stationner deux autos."


Sans doute le plus bel, le plus émouvant et le plus tendre des avis de décès. Sans doute le plus vrai, le plus poétique et le plus cruel des hymnes à la Vie, aux vies et à leurs rondes incessantes et irrespectueuses.